Au croisement de la science et de la sécurité : renforcer la coopération en recherche dans l’Arctique
Lors de la dernière Assemblée du Cercle arctique à Reykjavik, ArcticNet a organisé un panel sur les moyens de renforcer la coopération en recherche entre les communautés scientifique et militaire. Cet article dérive des idées échangées au cours de la séance.
Joanna Hosa, Gestionnaire des partenariats et des subventions, novembre 2025
Alors que les changements climatiques s’accélèrent, les rivalités géopolitiques s’intensifient dans l’Arctique. Les scientifiques arctiques, habitués depuis longtemps à travailler dans une zone pacifique de coopération, se retrouvent maintenant dans un espace de plus en plus disputé. Pour répondre aux exigences de sécurité croissantes, les institutions de défense ont besoin de mieux comprendre l’environnement nordique. Dans ce contexte, la coopération entre la défense, les peuples autochtones et les chercheurs revêt une importance critique, mais quel rôle devrait jouer la communauté scientifique en particulier?
Une telle coopération pourrait être à la fois risquée et avantageuse. D’une part, les chercheurs expriment des inquiétudes quant à la sécuritisation de la recherche en Arctique, la liberté universitaire, la gestion des données selon les principes FAIR (données faciles à trouver, accessibles, interopérables et réutilisables), la sécurité et la propriété des données, ainsi qu’aux questions éthiques que soulève la participation à des projets de défense. D’autre part, une collaboration étroite permettrait de partager des ressources, d’attirer de nouveaux fonds, d’accroître l’utilisation des connaissances scientifiques et, finalement, d’améliorer la sécurité de tous dans le Nord.
Lorsqu’on pense à la science et à la défense, l’imaginaire collectif est généralement rempli de technologies sensibles à double usage et de recherches ultraconfidentielles. En réalité, les besoins en matière de sécurité dans l’Arctique sont bien plus divers, et pas nécessairement confidentiels. Les institutions de défense ont besoin, par exemple, de données plus précises sur les milieux sous-marins, l’acoustique sous la glace, l’évolution du pergélisol ou les répercussions des changements climatiques sur les opérations militaires. Il leur faudra également des solutions énergétiques plus efficaces, des capacités de surveillance élargies et de meilleures plateformes de détection et d’intégration des données. Le milieu universitaire recèle déjà une grande partie de l’expertise voulue, qui pourrait encore être approfondie dans le même cadre.
Par ailleurs, la sécurité de l’Arctique canadien dépend largement des peuples autochtones. Titulaires de droits dans une bonne partie du Nord, ils mettent en place des gouvernements autonomes et possèdent des réseaux humains et épistémiques essentiels à la résilience et à la souveraineté de cette région ou d’autres parties du monde. Ils contribuent à la surveillance de l’environnement, à la conscience situationnelle, aux recherches et sauvetages, et à la protection des ressources terrestres et marines. Toute forme de coopération entre la science et la défense doit tenir compte du rôle déterminant des Autochtones et respecter la souveraineté de leurs données.
Pendant des années, le Canada a sous-estimé l’importance d’investir dans la défense et la recherche militaire. Il s’est ainsi laissé distancer par de nombreux membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), mais il travaille à rattraper son retard rapidement. En juin 2025, le premier ministre Mark Carney a annoncé que le pays atteindrait l’objectif fixé par l’OTAN d’investir 2 % de son PIB dans la défense avant la fin de l’année, et qu’il honorerait l’engagement en matière d’investissement de défense de l’OTAN : consacrer 5 % de son PIB annuel à la sécurité d’ici 2035. Conformément à ces déclarations, le nouveau budget pour un Canada fort prévoit d’allouer des ressources considérables à la défense. Recherche et développement pour la défense Canada (la branche du ministère de la Défense nationale consacrée à la science et à la technologie) a beau disposer d’une impressionnante capacité interne (environ 500 chercheurs), l’augmentation rapide des dépenses dans ce secteur prête à croire que l’organisme aura besoin d’un soutien externe bien plus important pour s’adapter aux nouvelles priorités. Ces changements ouvrent la porte à des collaborations avec des partenaires civils.
D’autres pays de l’OTAN ont depuis longtemps une vision plus large de la coopération en défense que le Canada. Par exemple, la Norvège suit un principe de « défense totale » qui intègre la coopération civile et militaire et voit un rapport étroit entre la planification de la défense et des secteurs tels que la santé, les télécommunications, la recherche, le transport ou l’énergie. Le pays met l’accent sur la résilience sociétale et la préparation de la population. D’autres pays nordiques adoptent une approche similaire. En d’autres termes, toute la société doit contribuer à la défense, et la recherche est au cœur de la sécurité et de la sûreté nationales. Les sciences du climat et de l’environnement fournissent des informations directes sur l’état des choses. Ces données renforcent à leur tour la fiabilité des mesures de défense qu’elles soustendent et stimulent l’innovation dans tous les secteurs. En œuvrant aux côtés de la défense, les scientifiques ont la possibilité de mener des recherches difficiles à financer dans un autre contexte, mais aussi le devoir de participer à l’effort pansociétal pour la sécurité.
En même temps, les chercheurs basés en Arctique sont déjà aux premières loges des tensions géopolitiques, reflétées par la présence de navires inconnus à proximité des sites de recherche et par de potentielles restrictions aux zones où ils peuvent mener leurs travaux. Certains jugent inacceptable l’empiétement de la géopolitique sur la science, mais peut-on dissocier la politique de la recherche à l’heure actuelle? Le pourra-t-on un jour?
ArcticNet existe depuis plus de 20 ans, et jusqu’ici, ses chercheurs ont travaillé avec des centaines de partenaires, mais jamais avec la défense – une situation susceptible d’évoluer en raison de l’instabilité croissante de la région arctique et des investissements accrus du Canada dans ce domaine. Pour se préparer à la transition, il est nécessaire de mieux comprendre les besoins de la recherche militaire, d’évaluer honnêtement la contribution du milieu universitaire et d’engager un dialogue constructif avec les peuples autochtones de l’Arctique, dont les connaissances et responsabilités en matière de gouvernance sont essentielles à la sécurité du Nord.
Un enjeu se dessine : piloter la coopération entre la science et la défense afin de renforcer la sécurité tout en respectant les droits de chacun, en préservant l’intégrité de la recherche et en assurant la stabilité de l’Arctique pour les communautés qui l’habitent. Comment atteindre cet objectif? C’est une question qu’ArcticNet continue de creuser. Pour participer à la réflexion, communiquez avec Joanna à l’adresse suivante : joanna.hosa@arcticnet.ulaval.ca.